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re MiMir la Utopía

viernes, 15 de enero de 2010

Droits de l’homme et cultures de la Paix


Bulletin de liaison

numéro 25, septembre 2000

Droits de l’homme

et

cultures de la Paix

Laboratoire d'anthropologie

juridique de Paris

Directeur : Étienne Le Roy

Association anthropologie et juristique

ISSN 0297-908 X

Université Paris I

9, rue Mahler

75181 Paris Cedex 04

Droits de l’homme

et

cultures de la Paix

Directeur de publication

Étienne Le Roy

Comité de rédaction

Geneviève Chrétien Vernicos

Christoph Eberhard

Jacques Larrue

Jacqueline Le Roy

Sommaire

Éditorial

Christoph Eberhard. . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Au-delà de l’universalisation et de l’interculturisation des droits de l’homme,

du droit et de l’ordre négocié

Robert Vachon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

La dimension invisible de la protection des droits de la personne

en Afrique contemporaine

Camille Kuyu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

Droits de l’homme et diversité culturelle :

l’exemple de la dynamique vodou en Haïti

Jean Rosier Descardes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29

Les sources des droits traditionnels et des droits ancestraux :

de la modernité à la post-modernité

Barnabé Georges Gbago. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37

Droits de l’homme, droits des hommes,

Vus depuis la Guinée-Conakry de 1958 à ce jour

Jacques Larrue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

La “ bonne gouvernance ” et l’État en Afrique

Benjamin Boukamani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61

La formation des juges en Chine et le dialogue portant sur l’État de droit

Alain Bissonnette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81

Ouvertures pour la Paix. Une approche dialogale et transmoderne

Christoph Eberhard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

De l’impensable du génocide aux impensés du droit

O. Sara Liwerant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .115

De la proximité dans le conflit à la proximité dans la relation :

À propos du conflit israélo-palestinien

Carole Younès. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Activités du Laboratoire

Rapport d’activité du séminaire des thésards

Jean Tounkara. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .141

Rapport d’activité du Groupe de Recherche sur l’État en Afrique

Rose Innack . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .143

Rapport d’activité du groupe de travail Droits de l’Homme et Dialogue Interculturel

Christoph Eberhard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

Éditorial

Il était tout naturel qu’en cette année 2000, charnière entre deux millénaires, et déclarée “ Année Internationale de la culture de la Paix ” par les Nations Unies, ce Bulletin n° 25 soit dédié aux Droits de l’homme et aux cultures de la Paix.

Le Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris a, dès sa création, contribué, de manière plus ou moins explicite, à dégager une pédagogie interculturelle porteuse de Paix. Toute sa démarche depuis plus de trois décennies peut se résumer dans l’effort constant de dégager l’originalité des diverses cultures juridiques et de les mettre en tension créatrice. Cette attitude d’ouverture et de dialogue a permis dans divers domaines, tant aux niveaux global que local, de dégager des horizons pour l’émergence de “ cultures de la Paix ”.

C’est à partir du début des années 1980 que, parallèlement à l’émergence des premiers jalons pour une approche et une théorie véritablement interculturelles du Droit, des chercheurs du Laboratoire ont commencé à travailler sur la question d’une approche interculturelle des droits de l’homme. Ces travaux ont été diffusés de manière plus large et ont été approfondis de manière plus systématique depuis le début des années 1990, et la question du lien entre droits de l’homme et culture de la Paix s’est trouvée ouvertement formulée lorsque le Laboratoire s’associa en 1994 au programme de l’Unesco pour une culture de la Paix en apportant des éclairages anthropologiques sur la problématique des droits de l’homme.

Si le présent Bulletin s’inscrit dans l’actualité et veut contribuer à ce passage symbolique dans le troisième millénaire sous le signe de la Paix, il s’inscrit néanmoins dans une dynamique de recherche continue qui semble aller en s’intensifiant.

Les articles donneront au lecteur un petit aperçu de l’étendue et de la diversité du champ de recherche qu’ouvre la problématique des droits de l’homme et de la Paix, et lui feront prendre conscience du fait que c’est le “ pluriel ” qui est de rigueur : c’est bien en termes, non d’une culture de la Paix, mais de nos diverses cultures de la Paix qu’il convient de se poser les questions. Ce sont le partage, le vivre ensemble et le dialogue qu’il implique et donc la reconnaissance de l’altérité qui se trouvent aux fondements de la Paix. On ne saurait poser les droits de l’homme et la Paix comme équivalents. Les droits de l’homme peuvent tout au plus être lus comme une tradition de Paix qui doit s’ouvrir au dialogue avec les autres traditions de l’humanité pour réinventer les modalités du partage de nos vies dans le monde contemporain. Sinon, ils risquent non seulement d’être inefficaces mais aussi de devenir oppressifs, de se transformer d’outils pour la Paix en instruments de guerre. C’est donc avant tout à un changement d’attitude que nous sommes conviés tout au long de ce Bulletin qui nous fera voyager sur plusieurs continents : l’important est de développer notre attitude dialogale et de prendre conscience de la complexité des situations pour pouvoir nous émanciper de certains “ prêt à penser ” qui peuvent se révéler de véritables culs de sac et des obstacles à des démarches de Paix authentiques.

C’est en trois vagues que procède ce Bulletin : les quatre premiers textes nous convient à une remise en perspective interculturelle des problématiques même des droits de l’homme et de la Paix. Les trois textes suivants nous feront prendre conscience des défis intrinsèques à l’approche occidentale dès lors que celle-ci se trouve confrontée aux réalités : notre attention sera attirée d’une part sur les liens entre les droits de l’homme et le “ politique ” et d’autre part sur les exigences d’une “ politique ” de coopération en matière de droits de l’homme dans un contexte interculturel. Enfin, la dernière vague de contributions aborde plus frontalement le lien entre les droits de l’homme, et la Paix, voire entre le Droit et la Paix. Il s’agit de communications de chercheurs du Laboratoire au colloque “ Cicatriser les violences. Les processus de structuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ” organisé par l’Institut International de Sociologie du Droit à Oñati les 3 et 4 avril 2000, qui a permis de cristalliser un certain nombre de recherches en cours et semble souligner l’importance de s’ouvrir dans le futur à une véritable anthropologie du conflit.

C’est Robert Vachon de l’Institut Interculturel de Montréal qui introduit ce Bulletin ainsi que la première vague de contributions. Il nous plonge d’emblée dans les exigences du pluralisme et de l’interculturalisme qui impliquent un véritable désarmement culturel et un examen minutieux de tous nos présupposés pour pouvoir nous engager dans une démarche de Paix véritablement dialogale et dont l’horizon est constitué par une philosophia pacis qui n’est pas uniquement philosophie de la Paix mais philosophie qui naît de la Paix elle-même. Cette nécessité de désarmement culturel et d’ouverture à d’autres traditions est illustrée ensuite par Camille Kuyu et par Jean Rosier Descardes. Le premier relève l’importance de la prise en compte de la dimension du monde invisible si fondamentale encore dans l’Afrique contemporaine mais qui est ignorée par la vision du monde moderne et donc par la protection des droits de l’homme coulée dans sa matrice. Le second, par un détour en Haïti, nous fait découvrir un équivalent homéomorphe aux droits de l’homme, la dynamique Vodou, qui dans le contexte haïtien peut constituer une ressource précieuse pour une pacification sociale. Mais le choix ne semble pas pouvoir se poser aujourd’hui en termes d’alternatives entre visions modernes et autres visions du monde : c’est bien vers des métissages que nous semblons invités à nous acheminer petit à petit. Pour Barnabé Georges Gbago c’est là le défi “ postmoderne ” que nous devons relever. Mais cependant il faut veiller à ne pas se laisser piéger : dans un véritable métissage il n’est pas du tout évident qu’il faille se situer en référence à la “ modernité ”. Ici encore une fois, le fameux piège de l’englobement du contraire nous guette ! la vigilance reste de rigueur.

La deuxième vague de textes nous inscrit plus directement dans une réflexion sur les droits de l’homme et le politique. Jacques Larrue par son aperçu des droits de l’homme en Guinée-Conakry de 1958 à nos jours nous rappelle la question fondamentale de la violence de l’État. Ce faisant il attire notre attention sur un axe de réflexion absent dans ce Bulletin, qui avait déjà été abordé lors d’un colloque franco-allemand d’anthropologie du Droit à Saint Riquier, coorganisé par Le Laboratoire en 1990, mais qui nous semble devoir être encore approfondi : “ La violence et L’État ”[1]. Les droits de l’homme sont en quelque sorte l’autre face du Léviathan : la vision du monde moderne voit notre “ vivre ensemble ” paisible comme devant être garanti par le jeu de ces deux pôles. Or, il apparaît de plus en plus clairement, et c’est implicite dans les premières contributions, que les droits de l’homme ne peuvent rien tous seuls : ils ne font sens et ne peuvent être efficaces en tant que tels que dans une structure étatique – or celle-ci, outre qu’elle n’est pas effective dans de nombreux pays, renferme intrinsèquement un noyau totalitaire. Une recherche sur cette question pourrait permettre de dégager de nouvelles alternatives pour repenser la problématique de la réalisation d’“ états ” (dans le sens de “ situations ”) de Droit. La contribution de Benjamin Boumakani de l’Université de Brazzaville, introduit dans notre réflexion le concept de “ bonne gouvernance ” qui devient une référence de plus en plus partagée pour aborder la question de l’État de Droit – peut être en partie, parce qu’il permet de mouler les discours dans une forme plus “ technique ” et donc plus neutre qu’un discours faisant référence explicitement aux droits de l’homme ou à la démocratie. Mais ici, encore, il ne faut pas se laisser leurrer par ce qui se présente comme évidence en soi, mais cache en fait une vision universaliste et souvent des intérêts politiques et stratégiques plus ou moins avouables. Alain Bissonnette, attaché de coopération du Centre de recherche en droit public de L’Université de Montréal et participant depuis deux ans à un projet de formation des juges en Chine, met bien en lumière la délicatesse, le sens du doigté requis pour une coopération judiciaire dans un contexte interculturel qui ne se résume pas au transfert pur et simple, voire à l’imposition, d’un modèle clef en main. Tout système de droit est lié à un contexte culturel, historique et politique particulier qu’il s’agit de ne jamais perdre de vue si on ne veut pas risquer de se fermer au dialogue indispensable pour un enrichissement mutuel par manque de respect pour l’autre.

La dernière vague des contributions nous plonge dans une réflexion sur les liens qui unissent le Droit à l’objectif de la pacification sociale. Fondamentalement, c’est toujours sur la question du lien social que nous devons revenir : c’est le partage de nos vies et les modalités de sa mise en œuvre qui doivent avant tout interroger l’anthropologue du Droit pour qui le Droit est avant tout abordé comme mise en forme et mise de formes de la reproduction de nos sociétés dans les domaines qu’elles considèrent comme vitaux. Christoph Eberhard propose une ouverture dialogale et transmoderne de notre façon d’aborder le Droit pour que nous puissions véritablement nous ouvrir à des démarches de Paix, son texte faisant écho à celui de Robert Vachon et à la philosophia pacis. C’est bien d’une nouvelle praxiologie prenant en compte nos réalités existentielles dont nous semblons avoir besoin pour pouvoir repenser nos Droits comme voies de Paix. C’est ce que souligne Sara Liwerant qui nous fait prendre conscience des paradoxes et des pièges que recèle le droit (occidental) lorsqu’il est utilisé pour la pacification et la reconstruction de sociétés ayant vécu un génocide : sa manière “ technique ” d’encadrer l’approche du génocide sous l’apparence de “ régler le problème ” contribue à créer de l’impensé et à prolonger la non confrontation aux réalités du génocide qui sont difficilement pensables. L’invocation au droit a pour effet, en ses termes, de substituer un “ penser ” (qui de plus reste très superficiel) à un “ panser ” véritable des plaies qui est indispensable à toute reconstruction du lien social. Après cette critique de l’approche actuelle, Carole Younes dégage, en partant des enseignements du conflit israélo-paléstinien, quelques perspectives pour repenser les relations entre Droit et Paix. On peut voir le droit comme ayant une double fonction : celui de séparer, de donner à chacun son dû, mais aussi celui de rapprocher, de créer du lien social. C’est sur cette deuxième fonction qu’il semble particulièrement important de réfléchir dans le contexte de nos sociétés contemporaines de plus en plus pluralistes et complexes et où il est important de réinventer de nouvelles formes de socialité.

Après ces textes, le lecteur pourra prendre connaissance de trois dynamiques s’inscrivant au sein du Laboratoire et qui restent des lieux de réflexion et de partage privilégiés : le séminaire des thésards animé par Jean Tounkara, le Groupe de recherche sur l’État en Afrique (GREA) animé par Rose Innack et le groupe de travail Droits de l’Homme et Dialogue Interculturel (DHDI) animé par Christoph Eberhard.

Christoph Eberhard

Au-delà de l'universalisation et de l'interculturalisation des droits de l'homme, du droit et de l'ordre nÉgociÉ

Robert Vachon*

Introduction

Sans la moindre prétention à dire ici quelque chose d'universellement valable, et sans renoncer aux droits de l'Homme, au droit, à l'ordre (même négocié) et au “ jeu des lois ”, j'aimerais offrir quelques réflexions sur le thème proposé “ Droits de l'Homme et Cultures de la Paix ”. Il s'agira pour moi d'approfondir ce que j'ai déjà écrit sur le sujet[2], mais à la lumière de deux œuvres majeures récentes de R. Panikkar[3] et de questions que me posent les publications du LAJP.

J'aimerais le faire sous le signe 1) du désarmement culturel ; 2) du mythe émergent — thématiquement nouveau — du pluralisme et de l'interculturalisme de la vérité et de la réalité ; 3) du défi de la “ philosophia pacis ”.

L'anthropologie juridique ne saurait être que juridique. Elle se doit d'être aussi philosophique et métaphysique. Cela me semble faire partie du “ préférer les valeurs sociales aux normes juridiques et concevoir ces valeurs autour de la primauté reconnue à la paix : respect de l'autre, maîtrise de soi et dialogue. ” (Le Roy, 1999 : 339).

I - Invitation au dÉsarmement culturel par rapport à la culture de la paix que constituent le droit, les droits de l'homme, “ l'ordre nÉgocié ” et leur universalisation

Une des découvertes les plus troublantes (insécurisantes) et en même temps les plus libératrices, de notre temps, est qu'il n'existe pas de critères universels qui nous permettent de tout juger sous le soleil.

Non seulement Dieu n'est pas un universel culturel, mais l'Homme et le Cosmos non plus. Encore moins les notions de développement, de démocratie, de droits de l'Homme, de Droit, d'Ordre (même négocié) et d'Universitas.

La paix est un symbole universel, mais il y a autant de cultures de la paix qu'il y a de mythes et de concepts de la paix.

Les Droits de l'Homme, le Droit lui-même et l'Ordre (même négocié) ne constituent qu'une culture de la paix parmi d'autres et pas nécessairement plus valable que d'autres.

Reconnaître ce fait dans la pratique, ne pas substituer cette culture de la paix à celle des autres, ne pas en faire nécessairement le point de référence universel, me paraît de prime importance, sinon on tombe dans le colonialisme et le totalitarisme du Droit, des Droits de l'Homme et de “ l'Ordre négocié ”. Il faut donc se poser des questions sérieuses et délicates par rapport aux notions d'interculturalisation et d'universalisation des droits de l'Homme, du Droit et de l'Ordre négocié.

1 - Les questions[4]

– Le droit, “ un problème commun à toutes les civilisations et donc universel, à savoir assurer une sécurité juridique qui donne une bonne confiance dans l'avenir, par une mise en forme pour assurer la reproduction de la société ” ?[5]

– L'ordre, l'ordonnancement et l'ordre négocié, des archétypes universels ?

– L'universalisme un problème universel ?

– L'interculturalisation du droit ?

Sans doute, à partir des fenêtres du droit, de l'ordre, de l'universalisme ! Le point de référence est universel si on le contemple de la position où est établie la culture qui l'affirme, mais pas universel si le regard qu'on porte sur lui vient du dehors. De l'intérieur, on prend le cadre pour le tout, mais, de l'extérieur, on a son propre cadre, sa propre fenêtre.

Or, on ne peut contempler le totum que dans le cadre déterminé par notre propre fenêtre et à travers celle-ci. En effet, le totum n'existe pas indépendamment de la partie à travers laquelle il est vu. Nous ne pouvons ni prendre la pars pro toto, ni croire que nous voyons le totum in parte. Personne n'a accès direct à toute la gamme universelle de l'expérience humaine. Toute culture exprime son expérience de la réalité et de l'humanum par des concepts et symboles qui appartiennent à cette tradition et comme tels, ne sont pas universels, ni très vraisemblablement universalisables.

Bref, dire que le droit, l'ordre, etc. est un problème commun à toutes les civilisations et donc universel, c'est vrai du point de vue de la fenêtre de celui qui pose cette question, mais ce ne l'est pas du point de vue de la fenêtre de ceux qui posent des questions radicalement différentes.

Non seulement les réponses des civilisations à nos questions ne sont pas nécessairement les mêmes, mais les questions elles-mêmes (et les présupposés) ne le sont pas.

Nous sommes en train de découvrir que de grands pans de l'humanité (Asie, Afrique, autochtones, etc.) ont des questions et présupposés tout autres, qu'ils ont des notions et cultures de la paix radicalement et même irréductiblement différentes, basées sur des mots, des mythes, souvent intraduisibles, et qui nous paraissent à notre tour, non-universels et fort particuliers.

Ce n'est donc pas en regardant par la même fenêtre (le droit, l'ordre, etc.) que je vais connaître ce que représente le tout vu par l'autre fenêtre. Je devrai commencer à faire l'effort de regarder le tout tel que vu par les autres fenêtres. De cette façon, elles me révéleront mes propres mythes, et le caractère particulier de ce que je crois être leur universalité.

2 - Quelques exemples

Le droit

Il n'est pas un problème commun à toutes les civilisations, sauf à partir de la fenêtre partielle du droit.

Le “ principe référentiel ” de la plupart des autres civilisations n'est pas le droit (même dans le sens de mise en forme). Non seulement on n'y parle pas de droit mais pas même de “ principe référentiel ” ou d'archétype. Leur “ site symbolique ” ou matrice est le Dharma/Svadharma, le devoir, le Cercle de la Vie, etc. Sites et matrices que ces civilisations ne présentent même pas comme étant universelles ou nécessairement universelles ou universalisables, mais comme la réalité dont les personnes et communautés de ces civilisations se considèrent comme étant les membres tout simplement et non les maîtres. Il me semble qu'il pourrait être important pour nous de connaître les sites symboliques/matrices de ces autres civilisations et comment elles perçoivent nos principes référentiels/archétypes de droit, d'ordre et d'ordre négocié par rapport au Dharma/Svadharma, au Cercle Sacré de la Vie, à la Grande Harmonie, à “ all our relations ”, etc.

La question “ d'assurer la sécurité juridique qui donne confiance dans l'avenir ” ! N'oublions pas que la culture de la certitude inaugurée en Occident par Descartes, conduit logiquement à la civilisation de la sécurité et de sa fabrique — l'idéologie prédominante de la société moderne. Or cette culture et idéologie est loin d'être partagée par toutes les grandes civilisations. Vivre dans l'insécurité et l'incertitude est intolérable pour la rationalité, mais c'est même plaisant dans l'amour, libérateur pour le sannyasin hindou (l'idéal de la civilisation n'étant pas, dit Gandhi, d'accumuler des richesses, mais de s'en départir, d'où l'accent donné à l'aparigraha : la non possession, dans toute la formation hindoue). L'éducation n'y est pas tant à la sécurité qu'à l'équanimité devant quoiqu'il arrive.

Certaines cultures de la paix montrent précisément comment faire face au manque total de certitude et de sécurité et comment vivre notre vulnérabilité, comment prendre position et risquer notre vie, comment “ éteindre le désir de la sécurité ”. Il est intéressant de noter qu'Augustin lui-même qui définissait la paix comme “ tranquillitas ordinis ” considérait la paix comme un “ bonum incertum ”.

Le futur est certes primordial dans une culture de la paix basée sur la cosmologie évolutionniste de l'univers entier (un état d'esprit qui va bien au-delà de l'évolutionnisme scientifique) et qui implique que l'histoire de l'humanité suit une évolution linéaire, de l'inférieur au supérieur, des Babyloniens, Égyptiens, Chinois, Indiens, aux Grecs, Romains, gens du Moyen Âge, aux modernes arrivant au sommet : l'homo technologicus moderne. Or un tel futur ou même la notion de futur est loin d’être primordial pour les civilisations qui sont centrées sur le présent, le rythme cosmique des saisons et de l'être tout entier (qui comprend évidemment les générations à venir).

L'ordre et l'ordonnancement

La notion elle-même d'ordre et de “ mise en ordre ” est un archétype et un mythe essentiellement occidental, liée aux notions d'unité, d'intelligibilité, de logique, de cohérence, de synthèse, de “ reductio ad unum ”, et basée sur le principe de non-contradiction. C'est une notion qui provient de la pensée, que cette dernière soit divine ou humaine. La primauté ici est au logos. Les cultures sont alors perçues comme des “ logiques ”. Il y a là un certain anthropomorphisme et anthropocentrisme pour ne pas dire un “ logocentrisme ”.

Il peut être utile d'un point de vue occidental d'utiliser la notion d'ordre pour catégoriser les divers archétypes des traditions africaines, asiatiques et autochtones, comme le fait Michel Alliot, mais cela peut être profondément inadéquat pour rejoindre le cœur de ces cultures non seulement plus cosmocentriques au sens englobant, mais moins logocentriques ; elles sont moins enclines à soumettre la réalité à la pensée et à une mise en forme i.e. en ordre, ou à faire appel à un chef d'orchestre, un principe organisateur, mais plutôt à “ écouter ” la réalité et à s'y harmoniser. On y trouve plutôt la notion de Cercle où le centre est partout et nulle part. On y est moins préoccupé par l'ordre, la cohérence, ou même la différentiation et la synthèse, l'hybridation et le métissage, que par l'harmonie, la cohésion, la “ relationnalité ”, le maintien de la polarité créatrice, la symbiose ou comme me l'exprimait en français un ami Wolof : la symbiodiversité. Je trouve quelque chose d'analogue dans le non-interventionnisme poussé de la tradition autochtone à l'égard des autres personnes, cultures, ainsi qu'à l'égard des animaux et des plantes. On y parle d'harmonie, non pas malgré, mais dans et à cause des différences. Les différences irréductibles à l'unité y sont un présupposé, une condition nécessaire à l'harmonie. Elles n'ont pas à être éliminées mais à être maintenues. La nature, disait Héraclite lui-même, aspire à l'opposé.

Comme l'écrivait un hindou Sudhir Kakar (1985) : “ L'hindou traditionnellement ne cherche pas une synthèse des opposés mais se contente de garder chacun tel qu'il est... en termes classiques on pourrait dire que les éléments conflictuels sont résolus dans une suspension plutôt que dans une solution. La satisfaction du mythe hindou consiste à savourer pleinement les deux extrêmes plutôt que de chercher une synthèse ”.

Mais il ne faudrait pas s'y méprendre ici : l'important dans ces sites symboliques est moins les différences que la non-dualité c'est-à-dire la relation, le lien, ou relationnalité radicale entre toutes choses, ce que les Bouddhistes nomment Pratitya-Samutpada et que Panikkar traduit par “ relativité radicale ”. L'important est “ d'être ensemble ”. Cela ne requiert pas nécessairement un idéal d'unité et d'intelligibilité ou même de différentiation, de synthèse, de métissage et même de fécondation mutuelle ou enrichissement de leur dharma par l'incorporation des autres cultures de la paix. Il n'y a pas d'entités en soi et séparées. Tout est constitutivement relié. Il s'agit de la solidarité karmique de la totalité (qui est ni une, ni deux, ni plurielle). “ Esse est co-esse ”. Le yin et le yang ne sont pas perçus comme une dualité. C'est la relation entre eux qui prédomine. Comme l'exprimait Satish Kumar (2000 : 7) : “ Tu es, donc je suis. Mon existence est un réseau de relations. J'existe dans la réciprocité, la mutualité, la communauté. Je suis parce que la terre, l'air, le feu et l'eau sont. Je suis parce que mes parents, enseignants, amis, sont. ” En Afrique du Sud ils appellent ça Umbutuje suis parce que nous sommes ”. Ce n'est pas l'autonomie qui compte mais l'ontonomie.

L'univers est un uni-vers, non une unité. Il est un concours (con-cursus), une relation constitutive, un cercle de vie. Les pôles sont maintenus. Ils ne cessent d'être des pôles. La polarité n'est pas binaire, dualiste, car chaque pôle présuppose l'autre pôle, autrement les pôles cesseraient d'être pôles, ils fusionneraient ou se sépareraient totalement. L'harmonie implique une polarité constitutive, qui ne saurait être dépassée de façon dialectique, car alors elle serait détruite. La concorde n'est ni l'unité, ni la dualité ou pluralité. Elle est dynamisme du multiple vers l'un sans cesser d'être différent et sans devenir un, et sans atteindre une synthèse plus élevée. L'harmonie est le résultat de la polarité. Il y a une polarité qui est inhérente à la réalité. Elle est un caractère ultime de la réalité.

L'ordre négocié

La Grande Harmonie du Cercle, pour ces cultures de la paix n'est pas une simple affaire humaine, de pensée et de construction/conjugaison de modèles de penser entre groupes et cultures. Leurs cosmocentrisme large ne leur permet pas de mettre l'homme et sa pensée au centre du Cercle. L'homme n'est pas la figure dominante du cercle de la paix. L'harmonie est vécue avec les esprits ancestraux de l'Homme et du bosquet sacré ainsi qu'avec toute la parenté des esprits du cosmos. L'homme, sa pensée et ses modèles ne sont pas le centre. C'est le Cercle tout entier qui parle et dicte : la palabre et l'écoute doit être intégrale et aller au-delà du visible, de la pensée et des modèles. La paix n'est pas simple affaire (négoce) de l'intellect et de la volonté humaine. Maintenir l'univers ensemble - le lokasamgraha de la Gita est précisément la fonction du Dharma primordial, dont les humains sont des facteurs actifs parmi d'autres, à savoir : le cosmos et le divin.

L'universitas : totalité une[6]

L'élan vers l'universalisation est sans doute une caractéristique de la civilisation occidentale depuis les Grecs. Si quelque chose n'est pas universel, on le considère comme n'étant pas réellement valide. Ce qui est vrai et bon (pour nous) est (aussi) vrai et bon pour tous. “ Tout ce qui existe n'existe que parce qu'il est un ”. Cette soif d'universalité fait partie du mythe occidental.

Le courant qui consiste à chercher une théorie universelle, même si cette dernière est exprimée avec tout le respect et l'ouverture possible, trahit, à mon opinion, la même forma mentis — la volonté de comprendre, ce qui est une variante de la volonté-de-pouvoir, et donc le besoin senti de tout avoir sous contrôle (intellectuel dans notre cas).

Je ne dis pas que ce trait est erroné et tout à fait négatif, mais que cet élan n'est pas universel et donc qu'il n'est pas la méthode appropriée (pour faire face aux problèmes humains), d'une part parce qu'il n'est pas une théorie vraiment universelle (il y a toutes sortes de rationalités) et, d'autre part, ce qui est encore plus important, parce qu'aucune théorie n'est universelle (la rationalité ne définit pas l'être humain de façon exhaustive).

L'important est de prendre conscience que la culture occidentale, apparemment, n'a pas d'autre façon d'atteindre la paix de l'esprit et du cœur — l'intelligibilité — qu'en réduisant tout à une seule et unique formule ou modèle, dotée de valeurs universelles. Et que cette lumière occidentale sous laquelle nous cherchons la paix, n'est pas la seule à notre disposition, comme si l'humanité était la mesure de toute chose. Ce qui fait problème c'est l'anthropocentrisme d'une part, et surtout le metron - la mesure : cet élan de vouloir tout connaître parce qu'on présume que tout est connaissable. Or la pensée n'a pas à épuiser l'Être.

Le mouvement vers une théorie universelle est bienvenu en tant qu'effort pour “ mettre un certain ordre ” parmi les différentes visions du monde, mais la réalité est plus riche. L'effort de créer une théorie universelle est une noble et féconde entreprise. On surmonte tant de malentendus lorsqu'on cherche un langage commun. Mais la quête d'une théorie universelle court le grand danger d'imposer son propre langage ou le cadre à l'intérieur duquel le dialogue doit avoir lieu. Il prétend à une lingua universalis. Ce qui équivaut au réductionnisme, pour dire le moindre. Ensuite, il présuppose que les traditions humaines sont, sinon réductibles, du moins traduisibles en logos (et probablement dans une forme de logos), et donne ainsi une suprématie au logos sur l'esprit. Mais pourquoi tout doit-il être mis en parole? Pourquoi l'acceptation, sans comprendre, n'est-elle pas aussi une attitude humaine ?

Suis-je en train de chercher ici, moi aussi, un mythe universel — quoique différent ? Je ne crois pas. En effet, le mythe émerge par lui-même et ne saurait être fabriqué : il est polysémique et irréductible à une interprétation ; il ne souffre aucune théorie particulière. C'est ce mythe émergent — thématiquement nouveau — que j'essaie de déceler brièvement dans cette deuxième partie et qui nous aidera peut-être à dépasser l'interculturalisation du droit, sans nécessairement y renoncer ou pas.

II - Le mythe Émergent — thÉmatiquement nouveau — du pluralisme et de l'interculturalisme de la rÉalité.

Ayant déjà explicité cette question plus longuement ailleurs (Vachon, 1997), je me limiterai ici à quelques rappels et réflexions complémentaires de clarification.

Ce dont je parle ici, ce n'est pas d'un nouveau modèle du droit, de l'ordre social ou même d'une nouvelle vision pluraliste de la réalité que nous aurions à découvrir et à expérimenter, ni d'une nouvelle méthodologie accompagnatrice pour la réaliser. Le pluralisme et l'interculturalisme dont il est question dépassent l'ordre conceptuel, celui de l'idéologie et de la définition, de sorte que là où il y a synthèse possible entre deux visions, on ne saurait parler de pluralisme et d'interculturalité. Le mythe du pluralisme ne présente pas une alternative aux systèmes existants. Il ne s'agit pas d'une vue métaphysique de l'univers quoiqu'il puisse en comporter une ou plusieurs. Il s'agit d'une praxis irréductible à quelque théorie que ce soit, même universelle, interculturelle, ou pluraliste.

Il s'agit d'une attitude humaine fondamentale qui n'est pas anti-modèle, anti-paradigmatique, ni anti-méthodologie; elle ne dit pas qu'il faut ne pas avoir de position, de cadre conceptuel, de modèle, comme si mon “ modèle ” était de ne pas avoir de modèle. Mais je questionne la nécessité absolue de modèles pour penser et surtout pour vivre humainement. L'Homme ne jouit pas seulement de conscience rationnelle (logos) mais aussi de conscience mythique (mythos) qui est différente de la première. Mais le mythos n'est pas irrationnel.

Le pluralisme comporte donc aussi sa méthode : le “ dialogisme ” dialogique, qui n'exclut pas “ le dialogisme ” dialectique, à savoir une méthodologie ; mais sa méthode n'est pas réductible à cette dernière. C'est l'approche de l'écoute mutuelle et du respect mutuel. Ce qu'elle fait est d'empêcher, avec des raisons intrinsèques, qu'une méthode ou ensemble de méthodes se déclare autosuffisante pour approcher une question. C'est une méthode qui dépasse le champ mental, sans abandonner l'intellect.

Le pluralisme de la vérité et de la réalité[7]

Il semble y avoir un mythe qui émerge, le mythe du pluralisme. Nous avons encore peine à le déceler et à l'accepter, car ce mythe ébranle une de nos croyances millénaires les plus chères, à savoir 1) qu'on peut tout penser 2) que la réalité est réductible à la pensée, qu'elle doit obéir à la pensée.

Le pluralisme dont je parle ici n'est pas la simple pluralité. De plus, il se présente comme irréductible à l'unité i.e. à une multiplicité intelligible. Il apparaît lorsqu'on accède à un éveil, à une conscience qui nous conduit à l'acceptation positive de la diversité dans son irréductibilité, une acceptation qui ne force pas les différences dans une unité (une synthèse), ni ne les aliène par des manipulations réductionnistes. Ici le pouvoir n'a pas sa place, ni la règle de la majorité le dernier mot, et la praxis n'est pas réductible à la théorie et au modèle. Le pluralisme n'a pas à être compris pour exister. On ne peut le comprendre de façon cohérente, alors qu'on peut comprendre la pluralité. Cela ne veut pas dire que le pluralisme abandonne la rationalité, mais qu'il abandonne le rationalisme. Le pluralisme cherche à atteindre le plus d'intelligibilité et d'unité possible, mais sans requérir un idéal d'intelligibilité ou de compréhension totale de la réalité.

Par pluralisme, j'entends donc cette attitude humaine fondamentale qui est critiquement consciente, à la fois de l'irréductibilité factuelle (donc de l'incompatibilité) des différents systèmes humains qui cherchent à rendre la réalité intelligible, et de la non-nécessité radicale de réduire la réalité à un seul centre d'intelligibilité, rendant ainsi non-nécessaire une décision absolue en faveur d'un système humain particulier à validité universelle - ou même un Être Suprême.

En disant qu'il s'agit d'une attitude fondamentale, je suis en train de suggérer qu'il n'appartient à aucune construction conceptuelle particulière. En disant qu'il s'agit d'une attitude humaine, cela implique qu'il s'agit d'une attitude existentiellement humaine, i.e. d'une praxis humaine (praxis irréductible à une théorie), et qu'on en est conscient. Or cette conscience est critique et double.

Critique veut ici dire réflexive et consciente de son besoin de fondement ; le fondement critique du pluralisme consiste à appliquer à lui-même ce qu'il critique dans tous les systèmes : que tout fondement est simplement un lieu où l'on s'arrête parce qu'on pense qu'il n'a pas besoin de fondement ultérieur. Cela ne peut être qu'une croyance qui peut agir comme postulat pratique basé sur ce que j'ai appelé la confiance cosmique, c'est-à-dire l'expérience, le mythe, la croyance, ou même le postulat que la Réalité est le terrain ultime que nous avons pour donner sens à quoi que ce soit, trouver que la vie a une certaine valeur, le monde une certaine consistance, notre pensée une certaine vérité, nos paroles un certain sens. L'idée même que le monde pourrait être chaos ou illusion n'a de sens qu'à partir de la conscience (arrière-plan) que l'univers est un Kosmos qu'on présuppose en vue de le nier. Le mot confiance ne dit pas rêve d'un paradis. Ce n'est pas une confiance que la réalité est une harmonie selon quelque dessein subjectif et a priori, selon une harmonie préconçue, comme si l'on savait déjà ce que l'univers devrait être. L'harmonie invisible de la réalité est la source de nos idées de vérité, beauté et de leurs contraires. L'harmonie cosmique est notre dernier et ultime critère pour dire ce qu'est l'harmonie et la désharmonie. La confiance cosmique n'est pas la confiance dans le cosmos, mais la confiance du cosmos lui-même, dont nous formons une partie du simple fait que nous existons. La confiance cosmique n'est pas notre interprétation du monde. C'est cette conscience qui rend possible toute interprétation. Ce que le principe de non-contradiction fait dans le champ logique, la confiance cosmique le fait dans l'harmonie ultime de la réalité. On ne saurait nier l'harmonie cosmique sans déjà la présupposer. La notion védique rta ou harmonie cosmique pourrait être un équivalent homéomorphe de ce que je dis.

La confiance cosmique n'est pas la certitude épistémologique de Descartes : la confiance dans nos idées. La confiance cosmique c'est oui, amen, aum, l'affirmation de ce qui est, l'acceptation de la réalité. C'est la conscience que nous sommes dans et de l'univers. Le mot confiance suggère foi, espérance, amour. On fait confiance à la réalité telle qu'elle est et non parce qu'on la comprend ou peut la comprendre, quoique transcender ainsi la raison relève du pouvoir de l'intelligence. Il ne s'agit pas d'une option ou alternative ; dire oui est la seule façon possible de vivre libre et joyeux, d'être qui on est. Les Hindous diraient : c'est notre karma.

Conscience double, disais-je. Cela veut dire que cette conscience est à la fois consciente de sa propre perspective (v.g. le droit, l'ordre, le dharma, le cercle de vie) et de sa relativité.

Le perspectivisme n'offre pas de difficulté majeure : quelqu'un à partir de la fenêtre de son système de croyance particulier détecte l'irréductibilité de son système de croyance et celui de l'autre. Les deux systèmes respectifs — chacun de leur point de vue — ne peuvent être tous les deux vrais. On tiendra à l'un et l’on jugera l'autre comme finalement faux — quoique nous soyons conscients que nos différentes options métaphysiques sont dues à une perspective diverse sur ces questions elles-mêmes. On explorerait alors ce qui fait qu'une perspective est plus plausible qu'une autre et l’on pourrait soit passer à sa discussion ou reconnaître la validité relative de cette autre perspective. C'est le point suivant.

La seconde conscience (la relativité) est plus complexe. Imaginons trois vues irréductibles de la réalité : A, B et C., le pluralisme apparaît lorsqu'on réalise critiquement que notre position et notre système ne sauraient prétendre être à ce point absolu de juger les autres comme absolument faux et mauvais.

L'attitude pluraliste a son origine dans la praxis humaine et comporte deux intuitions 1) d'abord que notre connaissance n'est pas absolue, 2) que la connaissance représentée par les systèmes A et C a d'autres sujets qui comprennent et s'autocomprennent, de sorte que nous, de notre point de vue, ne pouvons prétendre représenter la totalité de la situation — quoique, pour notre part, il pourra arriver que nous nous opposions à ces systèmes.

Un autre nom pour le pluralisme : l'interculturalisme de la réalité[8]

L'interculturalisme de la Réalité n'est pas tant le creuset où se fondent les cultures sous la haute température d'une vérité que l'on considère comme une, qu'une mosaïque spéciale où s'harmonisent les divergences les plus dispersées et isolées sous la température ambiante d'une réalité qui ne prétend pas et ne cherche pas à unifier. ”

La voie de l'interculturalité de la réalité affirme l'irréductibilité, l'incommensurabilité, l'incomparabilité et l'incompatibilité des cultures, mais non leur incommunicabilité, leur séparabilité et leur absence de conditionnement mutuel i.e. de relationnalité radicale.

Le dialogue interculturel qu'elle élicite, requiert un langage commun mais non une langue ou langage universel. Il ne saurait y avoir de langage supra-culturel. On est toujours dans une culture même lorsque nous parlons d'interculturel.

Penser que les cultures sont incommunicables parce qu'elles sont incommensurables, irréductibles les unes aux autres, est un présupposé rationaliste qui croit que seule une ratio mensurabilis commune peut être l'instrument de la communication humaine. Or s'entendre ne signifie pas se comprendre ; l'intelligibilité n'est pas la même chose qu'avoir conscience. On peut avoir conscience de quelque chose d'inintelligible.

Le terrain d'entente entre les cultures de la paix, me semble-t-il, n'est ni un champ neutre et universel (quel qu'il soit), ni une ou des raisons communes, ni un “ Il s'agit d'un terrain qui n'est la propriété ni de l'une, ni de l'autre, ni même des deux ou plus. C'est le mythe. C'est lui qui peut servir de tremplin à nos alternatives interculturelles, créer des options et en même temps nous libérer d'avoir à choisir.

Il s'agit de se rendre compte que les choses les plus fondamentales de la réalité se trouvent hors de la juridiction de la pensée et de la volonté, ce qui pour plusieurs cultures est le début de la maturité. Il s'agit de cette conscience qui porte à laisser croître la confiance cosmique i.e. la confiance dans l'intégralité de la Réalité.

Étant libre par rapport à nos façons de penser, de comprendre et de vouloir l'interculturalité, l'interculturalité de la réalité ne présuppose pas que les cultures doivent nécessairement a) être complémentaires ou pas les unes des autres, b) se parachever ou pas mutuellement, c) s'interféconder ou pas, d) apprendre ou pas les unes des autres, e) s'hybrider/métisser ou pas, f) suivre ou pas la voie d'un simple “ être ensemble ” c'est-à-dire d'une simple coexistence de non-dualité et de relationnalité sans interfécondation mutuelle.

L'approche interculturelle propre à l'interculturalité de la réalité, à savoir le dialogisme dialogal (Vachon, 1995c : 2-20), relève plus d'une osmose et symbiose naturelle que de la libre interaction dialectique et que du jeu de la démocratie et des lois. L'osmose/symbiose n'a pas à suivre un plan préconçu, des règles de jeu, un centre intégrateur, comme c'est le cas pour un système. Le système se construit alors que la symbiose se donne. Mais elle n'est pas irrationnelle, anti-règles-de-jeu, anti jeu-des-lois, anti-construction. Il s'agit de participation au Rythme de la Réalité dans la totalité. Il s'agit de praxis postulant une consonance avec l'intégralité de la Réalité, une praxis d ’” être entièrement ”. C'est l'aspiration primordiale de l'être qui nous est donnée. Cette aspiration émerge quand nous trouvons l'ontonomie et vivons l'expérience holiste (“ wholeness ”), quand nous découvrons la relationalité constitutive de toute chose. C'est l'admiration révérentielle à l'égard de la réalité dans sa totalité : le Mysterion de la Vie.

La praxis du pluralisme “ juridique ” à l'Institut Interculturel de Montréal (I.I.M.)

Il aurait été important de compléter ce texte par une description et une histoire de cette praxis à l'I.I.M. depuis sa fondation légale en 1968, aux niveaux externe et interne. Il ne peut être question de le faire ici : on en trouvera quelques éléments incomplets (Vachon, 1998, passim et : 27-28).

Je mentionnerai seulement que nous avons essayé d'incorporer non seulement des éléments de “ la coutume et des habitus ” de diverses cultures dans notre fonctionnement, mais avons régulièrement défendu le droit des civilisations autres qu'occidentales, de vivre leur vie à partir de leurs propres matrices culturelles et sites symboliques de la paix (langages inclus), sans avoir à partir nécessairement du (ni à passer par) soit le site symbolique et le langage du Droit, de l'État de Droit (soit des Nations Unies ou de quelqu'État-Nation que ce soit), soit par les théories de Droit interculturel, de “ pluralité ” juridique, et des systèmes-modèles dits interculturels et universels v.g. synthèse, hybridation, métissage, multiculturalisme, etc.

Cela nous l'avons fait spécialement par rapport aux peuples autochtones de ce pays et de leurs sites symboliques propres, v.g. Kayanerekowa (la Grande Harmonie), le Cercle de la Vie. Nous avons défendu leur “ droit ” de ne pas baser leur vie d'abord sur le Droit (“ Man-made laws ” disent-ils), mais sur autre chose qu'ils nomment souvent “ les dispositions inscrites dans la Nature des choses ” (Vachon, 1991, 1993 a et b, 1995).

Indigénisation ? Oui ! “ Problématique de sauvage à la mode ” ? Nous pensons que non. On pourrait peut-être l'exprimer comme étant un respect de leur “ continuité dynamique ”, leur laissant la latitude de “ recipere ad modum recipientis ”, et de ne pas nécessairement entrer dans le métissage, l'hybridation, la négociation d'une culture commune, à la mode de l'universalisme et anthropocentrisme occidental.

Nous avons encouragé et encourageons cette “ indigénisation ” partout dans le monde où les peuples tiennent à leurs racines primordiales et cherchent à les affirmer et à les régénérer. Et nous avons insisté à l'encontre d'un certain universalisme évolutionniste occidental — que la continuité, pour être dynamique, n'a pas à passer nécessairement par la culture occidentale (même soi-disant universelle) de la paix, ni par ce qu'on nomme la fusion dans l'unité au nom du modèle de la complémentarité des différences.

Bref, interculturaliser le droit peut aussi vouloir dire : cesser de faire de la culture particulière de la paix (qu'est le Droit, l'État de Droit, l'Ordre et l'Universitas) le nécessaire foyer de convergence du pluralisme et de l'interculturalité. Cela nous amène alors au-delà du multi-juridisme et du pluralisme “ juridique ” (d'où les guillemets !), au-delà de l'interculturalisation du droit comme enrichissement de la notion symbolique de droit. Cela nous amène à accepter notre humble place aussi dans le Dharma primordial, la Grande Harmonie et le Cercle de la Vie, etc. qu'est la Réalité pour certaines autres cultures, la Réalité qui nous invite constamment à ne pas parler toujours et uniquement en termes de Droits, d'Ordre, d'interculturalisation et d'universalisation du droit, etc. La réalité n'est ni statique, ni dynamique, ni objective, ni subjective. On pourrait peut-être dire qu'elle est créatrice et libre et nous invite tous à une “ nouvelle innocence ” dont aucune personne, religion, culture ou philosophie — même interculturelle — n'a la possession. L'interculturalité continue d'être ce no man's land dont tous nous pouvons jouir pourvu que nous ne voulions pas la posséder[9].

III - Le dÉfi de la “ philosophia pacis ”[10]

La paix constitue un des rares symboles positifs ayant un sens pour toute l'humanité. C'est le symbole unifiant le plus universel qui soit. Il semble que tous les hommes sans distinction d'idéologie, religion ou disposition personnelle l'acceptent comme symbole universel positif. Elle n'est pas possible sans le désarmement par rapport à nos cultures de la paix, quelles qu'elles soient.

Je voudrais parler ici de la philosophia pacis, quelque chose de plus qu'une philosophie pacifique. Il s'agit d'une philosophie qui présuppose que la structure ultime de la réalité est harmonieuse.

Nous n'avons pas d'autre critère de ce qui devrait être que ce qui est. Seulement ce qui est rend possible de mesurer, penser, juger, ce qui est. Ce qui doit être, alors, est subordonné à ce qui est: l'être, la réalité. La pensée ne peut être authentique à moins que notre être y soit présent, à moins que notre être soit entier. La philosophia pacis peut être entendue au sens d'un génitif objectif (la philosophie au sujet de cet objet qu'est la paix), mais elle peut aussi être comprise dans le sens d'un génitif subjectif: une philosophie qui est de la paix elle-même, une philosophie qui reflète l'harmonie de la réalité, et, en même temps, y contribue, une philosophie qui est à la fois une cause et un effet de la paix — effet de la paix parce qu'elle surgit d'un esprit calmé, pacifié, cause de la paix parce qu'elle augmente ou rétablit l'harmonie de l'univers. Peut-être une des causes de notre situation précaire moderne est qu'on lutte pour atteindre une philosophie au sujet de cet objet qu'est la paix, une philosophie qui n'est pas une philosophie qui présuppose que la structure ultime de la réalité est harmonieuse. C'est ce qui fait qu'on a tendance à imposer notre propre concept et culture de la paix.

La Paix, avant toute chose, est reçue. Pas donnée. Pas gagnée. Elle est un don, une grâce, un présent. Ce qui est reçu doit l'être avec tout l'être, non comme un droit ou un devoir, non comme ce quelque chose qui est dû ou même comme quelque chose de connu. C'est une grâce, une surprise, une création continue — un surgissement constant, gratuit, surgissant de rien, sans les forceps de l'histoire et les rails des lois de la nature. La paix n'est pas du domaine de ma volonté ou de celui de l'homme. Elle n'est pas le résultat de notre volonté. Elle ne vient pas de nous, ni comme un don d'une personne puissante ou des autres sous forme d'aumône condescendante. Et elle ne saurait être imposée, négociée. Elle est reçue. Elle est un don. Mais elle ne peut venir à nous comme un donné, par un donateur, ou même par un être tout-puissant. Ce ne saurait être une faveur provenant d'un autre, même si le nom de cet autre est l'Autre. Le Divin n'est ni moi-même (panthéisme ou monisme) ni l'autre (monothéisme ou dualisme). La Paix c'est l'harmonie cosmothéandrique où nul ne commande, ni le Cosmos, ni l'Homme, ni le Divin.

C'est la participation dans l'harmonie du rythme de la réalité et une contribution harmonieuse à ce même rythme. Nous aussi sommes responsables de l'harmonie et coopérons synergiquement de façon à la fois active et passive à cette harmonie. L'Homme en est le co-créateur mais non le maître. C'est la participation à l'harmonie du Cercle sacré de la Vie où le centre est partout et nulle part.

La grande tentation est de croire qu'on peut construire la paix comme on manufacture tout autre chose. Comment recevoir la paix dans un monde où tout semble préfabriqué? La paix, un don préfabriqué ? La réponse la plus troublante est de dire qu'il faut avoir l'audace de transcender le simple fait de poser la question.

La paix comme la réalité n'est ni statique, ni dynamique. Maintenir l'harmonie de la réalité n'est pas maintenir le statu quo mais s'en émanciper en participant au rythme de la Réalité dont la nature est de venir à être.

On peut lutter pour ses droits et pour la justice, mais non pour la paix. Lutter pour la paix est une contradiction. La paix est une découverte, non une conquête. Ce n'est pas une reproduction mais une création toujours nouvelle. Elle est don et responsabilité. Elle n'est pas le résultat d'un processus dialectique. La paix n'est pas simplement un concept, c'est le mythe éminent de notre temps.

Trois ingrédients essentiels de la paix : Harmonie, Liberté, Justice

Harmonie

L'harmonie (l'équilibre), valeur maximale des cultures asiatiques, autochtones et africaines, mais peut-être minimale dans la culture occidentale moderne, quoiqu'elle ait été cultivée en Occident depuis les Grecs. Il s'agit d'un espace où il y a place pour tout — même le mal et l'enfer (disent Dante et Catherine de Gènes) — sans réductionnismes unitaires.

La paix c'est l'harmonie, mais l'enfer ne la détruit pas. L'harmonie n'est donc pas une idylle bucolique, une lune de miel. L'harmonie inclut plus que l'ordre et l'universalité. Elle inclut la totalité. Elle appartient à la structure ultime de ce qui est nommé l'univers. Ce qui devrait être ne saurait finalement dépendre de quelque chose de plus que de ce qu’est la réalité toute entière ; le critère ultime c’est la réalité toute entière ; la paix n’a pas de critères — elle est le critère. La paix ne saurait donc être une conception ou une projection humaine, quelle qu'elle soit. C'est une relation qui n'est jamais fermée dans un circuit moniste, ni épuisée dans une lutte dualiste. C'est un flux — recevoir et donner — sans jamais retourner dans la même route.

Liberté

Pas de paix sans liberté de l'homme, de la terre, des animaux, etc. Liberté ne veut pas dire simplement la liberté de choix. Une grande possibilité de choix de certaines choses peut limiter la liberté et les possibilités. La liberté de l'Homme est antérieure et plus profonde que son habileté de choisir. La liberté consiste à faire, penser et agir en conformité avec ce qui est. La liberté implique auto-détermination, quoiqu'il puisse y avoir des idées fort différentes de l'autos, du soi v.g. l'individu, la personne, l'Atman, l'anatman, etc.

La liberté : reconnaître la dignité de la personne, ce qui est incompatible avec la réduction de la personne à être un simple moyen pour des fins plus hautes. C'est la reconnaissance de l'ontonomie de la personne, de sorte que la plénitude d'un être est en relation avec la perspective de la totalité : la structure ultime qu'est l'harmonie de la réalité.

L'harmonie de la liberté n'est pas sujette à une législation établie une fois pour toutes et ne présuppose pas un univers déterminé, tout fait. La paix ne saurait être basée sur un ordre immuable dans une structure fixe, prédéterminée.

Le sujet ultime de la liberté est la réalité dans sa totalité et pas l'individu. Avant d'être un droit de l'individu, la liberté est un caractère de la réalité. Une culture de la paix doit donc être une culture de la liberté. L'être n'a pas à obéir à la pensée.

Justice : ordre juste

Sans ordre juste, il ne saurait y avoir de paix. Mais la justice ne dénote pas seulement le concept romain de justitia (cohérence), mais inclut entre autres, la notion de dharma i.e. l'élément de cohésion, de samgraha du monde entier, de maintien ensemble de la totalité.

Elle dénote aussi attribution à chacun son dû, ce qui lui appartient. La justice est une relation aux autres et elle est constitutive de la personne humaine et de toute la réalité. La paix n'est pas une simple affaire interne ; elle requiert la paix extérieure. On ne saurait s'isoler des autres et du monde. Nous sommes interdépendants.

Mais la justice et la paix ne doivent pas être confondues avec la légalité, comme l'expriment bien les idées du LAJP. Et j'ajouterais : elle ne consiste pas seulement dans la justice sociale, mais plutôt dans la relation authentique, complète de l'homme avec la réalité. Elle consiste dans la réalisation harmonieuse de toutes les relations constitutives de l'homme. Elle est faite de tout l'ensemble des relations de l'homme avec la réalité.

RÉfÉrences bibliographiques

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Kumar S. 2000, You are, therefore I am, Resurgence, n° 19, March-Avril 2000, p. 7.

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Panikkar R., 1990 "L'harmonie Invisible" dans Interculture, cahier n° 108, pp. 48-84.

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Écrits de Robert Vachon

Vachon R. 1972, The Urgent Issues of Religion and Peace, Monchanin Journal, issue 36, pp. 19-26.

Vachon R. 1979, La justice incomplète des civilisés, Revue Monchanin, cahier 65, pp. 2-9.

Vachon R. 1982, Univers juridique autochtone et lutte pour les droits autochtones, Interculture, cahier 75-76, pp. 2-20 (voir tout ce cahier pour des contributions par d'autres auteurs).

Vachon R. 1983, Autogestion et développement : la tradition autochtone contemporaine d'ontogestion et de solidarité cosmique. Recherches Amérindiennes au Québec, vol. XIII, n° 1.

Vachon R. 1984, Plaidoyer et proposi­tions concrètes en faveur des droits autoch­tones en tant que spécifiquement autochtones, Interculture, cahier 83, pp. 83-85.

Vachon R. 1985, Le désarmement culturel et la Paix, Interculture, cahier 89, pp. 27-42.

Vachon R. 1990, L'étude du Pluralisme Juridique : une approche diatopique et dialogale in Journal of Legal Pluralism, n° 29, pp. 163-173.

Vachon R. 1991, Synthèse du Colloque : Justice Blanche Justice Autochtone, IIM, Montréal, pp. 112-121.

Vachon R. 1992, Droits de l'Homme et Dharma, IIM.

Vachon R. 1993a, La dynamique Mohawk de la Paix, Interculture, cahier 118, 86 p.

Vachon R. 1993b, Bases pour une nouvelle relation entre les peuples autochtones et non-autochtones de ce pays (Une présentation faite aux Audiences Publiques de la Commission Royale Canadienne sur les Peuples Aborigènes, à Kahnawake, le 5 mai 1993, 11 pp.)

Vachon R. 1995, Guswenta ou l'impératif interculturel. Les fondements interculturels de la Paix.

a) volet 1 : A la recherche d'un langage commun, Interculture, cahier 127, 87 p.

b) volet 2 : Un horizon commun : le mythe nouveau qui émerge: le pluralisme (de la vérité et de la réalité) et l'interculturel, Interculture, cahier 128, 43 p.

c) volet 3 : Une nouvelle méthode, Interculture, cahier 129, 47 p.

Vachon R. 1997, Le mythe émergent du pluralisme et de l'interculturalisme de la réalité, IIM, 34 p.

Vachon R. 1998a, L'IIM et sa revue. Une alternative interculturelle et un interculturel alternatif, Interculture, octobre 1998, cahier 135, pp. 1-75.

Vachon R. 1998b, Les droits humains, un concept universel ? Nouveau Dialogue, n° 122, nov-dec 1998, pp. 30-31.

La dimension invisible de la protection des droits de la personne en Afrique contemporaine

Camille KUYU Mwissa*

Dans l’optique positiviste et moderniste, la protection de la personne humaine est assurée par un “ ensemble de principes et de normes fondés sur la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains et qui visent à en assurer le respect universel et effectif ”,(Marie J.B. 1988). Tous les États du monde ont pris l’engagement solennel de promouvoir et de protéger l’ensemble de ces principes appelés droits de l’Homme qui sont censés protéger l’individu contre les abus du pouvoir étatique. Dénoncés déjà, à l’époque, par la philosophie des lumières imprégnée de la doctrine des droits naturels formulée par Hobbes et Locke, et illustrée par Rousseau et Montesquieu, ces abus ont été à l’origine des textes fondateurs de la doctrine des droits de l’homme : la Déclaration de l’indépendance américaine de 1776, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

Les droits de l’homme sont donc liés à un modèle sociétal que l’Occident prône depuis deux ou trois siècles. Ce modèle, écrit Michel Alliot (Alliot 1981 :169-170), “ repose sur une image de la société où des individus tous semblables et isolés dans une uniformité générale ont besoin à la fois d’un pouvoir fort et donc unique pour les protéger les uns des autres et d’un droit pour les protéger de ce pouvoir ”. Mais, poursuit-il, “ que vaut cette image pour des sociétés qui n’ont pas connu l’absolutisme européen , le face-à-face des individus et du pouvoir, l’unité du pouvoir, la nécessité du Droit pour en prévenir les excès, l’Europe médiévale, l’Afrique noire ou de nombreuses sociétés islamiques par exemple ? La personne n’y était pas sans protection, elle était autrement protégée, par la structure même de ces sociétés. ” (Alliot M. 1981 : 170).

Cet article poursuit deux objectifs : d’une part, montrer que les pouvoirs invisibles qui causent d’énormes dégâts partout en Afrique, et empêchent tout épanouissement de la personne sont ignorés par les droits de l’homme tout simplement parce qu’ils relèvent d’une autre rationalité que la cartésienne et d’autre part, mettre en évidence d’autres modes de protection de la personne humaine que les droits énumérés dans une déclaration.

I - La personne face à la pluralitÉ des pouvoirs

Quel sens donner donc à la notion de contre-pouvoir ? Et tout d’abord, qu’est-ce que le pouvoir ? Guy Rocher (1988 : 309) écrit à ce propos : “ le pouvoir a été un thème de réflexion chez la plupart des grands philosophes. On le retrouve, à un titre ou à l’autre, dans les œuvres de Platon, Socrate, Aristote, Augustin, Thomas d’Aquin, Rousseau. Il occupe cependant une place particulièrement importante dans l’œuvre de certains, notamment Hobbes, Machiavel, Hegel, Marx, Sorel, Russell. Il est souvent difficile de trouver chez eux une définition rigoureuse du pouvoir ”. Dans cet article, nous entendrons par pouvoir “ la capacité d’amener une ou plusieurs personnes à agir, individuellement ou collectivement de manière désirée ” (Rocher G. 1988 : 309).

Ainsi défini, le pouvoir apparaît comme quelque chose de dangereux. Parce qu’il peut être monopolisé, il faut contrôler, pour éviter que ses détenteurs n’en abusent. Dans les sociétés démocratiques occidentales, de nombreux corps constitués participent à ce contrôle. Ils sont, de ce fait, des contre-pouvoirs nécessaires au bon fonctionnement des institutions de l’État de droit et de la démocratie.

La conception africaine traditionnelle est fondée sur une pluralité des pouvoirs et la complémentarité des différences. Le détenteur du pouvoir politique ne peut rien sans l’assentiment du maître des terres ou celui de l’invisible. Si un pouvoir voulait devenir despotique, immédiatement les autres l’arrêteraient (Alliot M., 1981 : 172). En d’autres termes, dans l’Afrique traditionnelle caractérisée par une pluralité des pouvoirs, chaque pouvoir est un contre-pouvoir pour l’autre. Qu’en est-il dans l’Afrique actuelle ?

L’Afrique est aujourd’hui à la fois moderne et traditionnelle. Elle connaît des formes modernes de pouvoir et de contre-pouvoirs. Modernité et pouvoirs invisibles s’y déclinent ensemble sans heurter les consciences. Les pouvoirs invisibles fonctionnent, dans la vie politique, comme des contre-pouvoirs, et par conséquent comme des équivalents fonctionnels de la notion occidentale des droits de l’homme.

Cependant, cette fonction des pouvoirs invisibles dans le champ politique et aussi dans la vie sociale, comme nous le verrons plus loin, ne doit pas occulter les dommages et traumatismes subis quotidiennement par les populations africaines. L’homme africain croit, en effet, que sa force vitale peut être diminuée, augmentée ou anéantie par des pouvoirs invisibles comme la sorcellerie[11]. Des millions de personnes affirment être quotidiennement victimes d’abus de la part des pouvoirs invisibles. De nombreux villages se vident au profit de la ville, parce que ses jeunes habitants craignent d’être envoûtés par des aînés. De nombreux citadins ne peuvent se rendre au village et, préfèrent parfois l’exil, pour échapper à l’emprise des sorciers.

Ce qui précède n’a, évidemment de sens que dans un univers où l’on croit en l’intervention des esprits dans le monde des vivants. Norbert Rouland (1991 : 277-278) écrit avec beaucoup de pertinence à ce propos : “ l’intervention des esprits et des ancêtres peut nous sembler pure affabulation. Mais pour des populations qui croient en la présence constante, dans le monde terrestre, des forces invisibles, c’est plutôt notre attitude de scepticisme qui semble irrationnelle ”.

Pour notre part, notre relation privilégiée avec les religions traditionnelles africaines ne nous autorise pas à partager ce scepticisme et à défendre la thèse de “ l’impossibilité de l’infraction surnaturelle ” évoquée par Norbert Rouland (1991 : 287). Cela reviendrait pour nous à renier notre propre culture juridique. Comme le dit si bien Eloi Messi (1997 : 64), “ Comment nier la vie en double et le cannibalisme sorcier ? Des personnes se plaignent d’avoir été mangées en diable par des sorciers, et en meurent ; d’autres confessent des crimes de sorcellerie. On affirme que la nuit, alors que le sorcier est couché dans sa case, son double peut, à plusieurs kilomètres de là parfois, se précipiter sur le double de sa victime et le frapper à mort. Alors, la victime se sent faiblir, comme minée en dedans, et meurt peu de temps après ”.

Nous avons été témoin des mésaventures d’une famille camerounaise, en 1984. Les faits se sont passés à Yaoundé. Un père de famille nous a confié que ses filles et sa femme étaient victimes de viols de la part d’un voisin. Cela se passait dans l’invisible. Pendant leur sommeil, les victimes avaient l’impression de faire l’amour avec ce dernier. Au réveil, leurs linges et draps de lit étaient mouillés de sang. La garantie des droits de ces personnes ne doit-elle pas être cherchée dans d’autres contre-pouvoirs que les droits déclarés et les mécanismes prévus pour les protéger ? En tout cas, cette famille n’a retrouvé sa paix qu’après une séance d’exorcisme.

Les phénomènes de possession[12]. sont aussi un exemple de l’intervention des pouvoirs invisibles dans la vie quotidienne des Africains. Partout en Afrique, ils font partie intégrante des cultes. Mais, comme le fait remarquer André Mary (1999 : 405), “ on peut se demander si la célébrité assurée par les études anthropologiques à ces cultes de possession (vaudou haïtien, candomblé de Bahia, bori du Niger, jinèr-don du mali, ndoep sénégalais, zar éthiopien, tromba de Madagascar, etc.) et la séduction qu’exerce le spectacle des danses de possession sur certains chercheurs et sur le public européen d’une façon générale ”, n’occulte pas finalement les dommages subis par les personnes possédées. Nous pensons, en effet, que la possession peut être une violation de la dignité de la personne humaine. Expliquons-nous.

Une personne possédée est privée de sa liberté et agit selon les directives de l’esprit qui prend possession de son corps et se substitue en lui. Nous tenons à préciser toutefois que toute possession n’est pas une violation de la dignité de la personne. Il faut qu’à l’origine il y ait une intention humaine de nuire. Saint Paul était possédé par Dieu, sur la route de Damas. Peut-on parler dans ce cas de violation des droits de la personne ? Certainement pas. Car, Dieu n’est pas une personne humaine à qui l’on peut demander des comptes. On ne peut non plus parler de violations des droits de l’homme quand des esprits démoniaques s’emparent d’une personne sans être commandés par un maître humain.

Si les droits de l’homme constituent un antidote à la tendance à la monopolisation du pouvoir en Occident, les sociétés africaines ont, elles aussi, des antidotes aux abus de leurs pouvoirs par les sorciers et autres détenteurs de pouvoirs invisibles.

En Afrique traditionnelle, la personne était protégée par sa communauté. Dès sa venue à l’existence, l’enfant africain s’inscrit dans une pluralité de communautés dont les deux lignages paternel et maternel. La communauté lignagère des vivants visibles est, comme le souligne Jean Poirier (1999 : 791), “ indéfectiblement soudée par référence aux ascendants, qui montent d’ailleurs une veille et une surveillance pérennes ; l’individu se sait et se sent inscrit dans une entité qui le dépasse, le situe, et lui donne sens : ce groupe de référence lui apporte ainsi une sécurisation qui transcende les aléas de la vie quotidienne et la durée puisqu’il s’inscrit dans l’immortalité du lignage ”.

De nos jours encore, même en situation urbaine, la communauté remplit cette fonction protectrice vis-à-vis de ses membres. En cas de maladie ou d’autres calamités, la communauté lignagère à laquelle appartient la personne concernée se réunit, sous l’autorité de son chef, pour trouver des solutions adéquates. Souvent, on cherche le coupable, on lui demande réparation, et si nécessaire, on le punit. Fils de chef de lignage, nous ne pouvons compter le nombre de fois où notre père a été sollicité, à Kinshasa, pour résoudre des problèmes des membres de notre communauté de descendance paternelle. Lorsqu’il sentait que le problème dépassait sa compétence, il n’hésitait pas à accompagner l’intéressé au village, plus près des ancêtres.

Les médiation et protection communautaires n’excluent pas le recours aux “ gri-gri ” préparés par des nganga (praticiens traditionnels) et marabouts. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes, victimes de persécutions et possessions de toutes sortes recourent aux services de ces médiateurs de l’invisible pour retrouver et/ou conserver leur dignité. Insistons sur un autre type de protection : la prière.

Depuis quelques années, le recours à la prière est de plus en plus attesté, et de nombreux ministres de Dieu développent la pratique de l’exorcisme, pour lutter contre Satan et ses partisans qui torturent les créatures de Dieu et laissent des stigmates dans leurs corps et leurs esprits. La palme revient, à coup sûr, à des pasteurs évangéliques qui, comme ils le disent eux-mêmes mènent un combat spirituel contre Satan, pour la dignité de la personne humaine. Ces anti-sorciers des temps modernes, malgré toutes les critiques dont ils sont l’objet, suite à la logique mercantile qui les caractérise aujourd’hui, ne contribuent pas moins à promouvoir des contre-pouvoirs spirituels susceptibles de garantir aux croyants une dignité effective. La prière permet, en effet, à des croyants d’être délivrés de l’emprise des esprits et d’accéder immédiatement à certains droits comme celui à la santé. Ceci explique le succès des néo-communautés de prière, tant en Afrique qu’en situation d’immigration où les Africains continuent, malgré tout, à conserver des liens visibles et invisibles avec leurs communautés d’origine.

II - La personne face au pouvoir Étatique

L’homme africain n’est pas seulement victime des abus des pouvoirs invisibles. Il l’est aussi de la part des représentants du pouvoir étatique. En effet, les rapports entre populations et représentants de l’État, notamment les forces de l’ordre, sont souvent conflictuels. De nombreux cas d’abus de pouvoirs par des policiers, militaires et magistrats sont signalés un peu partout en Afrique. Dans certains pays, le civil ne jouit d’aucune considération de la part des hommes en uniforme. Il peut être l’objet de rackets de toutes sortes, sans que sa situation n’intéresse vraiment les pouvoirs publics. Comment font les populations pour se protéger et s’approprier leurs droits ?

Les opportunistes n’hésitent pas à chercher des parrains puissants ou à devenir membre de communautés influentes. Au Zaïre de Mobutu, par exemple, l’accès aux ressources passaient par ces communautés qui étaient aussi des réseaux d’influence et de redistribution de la manne républicaine. Les membres de ces communautés, qu’elles soient matrimoniales, ésotériques, ou encore mafieuses, étaient au dessus de la loi et leurs droits étaient garantis. Le nom de leurs protecteur, famille ou communauté de rattachement leur servait de laisser-passer et tenait lieu de carte d’ayant droit.

Mais, tout le monde ne peut faire partie de ces communautés de “ happy few ”. Le reste de la population ne peut que se résigner, s’en remettre à une institution judiciaire minée par la corruption ou encore solliciter l’invisible. Un exemple précis en guise d’illustration. Le début du processus démocratique s’est accompagné, un peu partout en Afrique, par de débordements de violences. À Kinshasa, des scènes de pillage ont eu lieu en 1992 et 1993. Ils ont été l’œuvre des militaires suivis ensuite par des civils. Les observateurs n’ont pas manqué de souligner que de nombreux soldats qui avaient dépouillé des pauvres citoyens se précipitaient pour rendre des biens qu’ils avaient volés à leurs propriétaires. L’explication donnée par les Kinois est très intéressante. De nombreux pilleurs auraient subi des représailles invisibles. Ceux qui se précipitaient pour rendre des biens avaient peur de connaître ce même sort. L’invisible constitue donc ici un contre-pouvoir efficace qui permet une protection effective des personnes et de leurs biens. Il semble que la leçon ait été retenue par les forces de l’ordre qui savent désormais que l’impunité a des limites.

Dans un même ordre d’idées et dans une perspective comparative, J. R. Descardes (1999 : 63-64) remarque dans une étude consacrée au vaudou, que celui-ci a une fonction judiciaire dans la société haïtienne. Paraphrasant Jean de La Fontaine[13], il écrit “ la justice est rendue de façon partisane […] quand le peuple est victime d’abus de toutes sortes : arrestations arbitraires, vénalités des juges, expropriations injustifiées… Il n’a pas d’autre choix que de se tourner vers ses dieux vodou pour obtenir justice. Ainsi, la Dynamique vodou permet de contrebalancer le pouvoir politique et judiciaire, de limiter l’arbitraire et de favoriser la jouissance effective de certains droits plus en rapport avec les besoins quotidiens de la population. ”

Si dans la conception animiste, la réaction de l’invisible peut être immédiate, il existe un autre tribunal invisible auquel les Africains accordent aussi une importance : le tribunal de Dieu. Toutes les traditions monothéistes reconnaissent et redoutent ce tribunal décrit dans l’ancien et le nouveau Testament, et aussi dans le Coran. Ce tribunal, pensons-nous, remplit la même fonction symbolique que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. De nombreux croyants respectent la personne humaine, créée à l’image de Dieu, par crainte de ce tribunal invisible devant lequel toutes les créatures passeront pour le jugement dernier.

Conclusion

Et si la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme devait être réécrite ?

Nous attirerions l’attention des concepteurs de cette nouvelle déclaration sur le fait que “ la conception unitariste des droits de l’Homme, quels que soient ses indéniables avantages et les réelles libérations auxquelles elle a pu conduire et conduira des peuples asservis, ne représente sans doute pas un horizon indépassable, ni un axiome universel : elle peut et doit s’enrichir des apports d’autres cultures. ” (Rouland N. 1991 : 202)

Dans tous les cas, nous pensons qu’une réflexion sérieuse mérite d’être menée autour d’autres modes de protection de la personne humaine, et que les dommages subis par ceux qui se croient victimes des pouvoirs invisibles devraient être considérés comme des violations des droits de l’Homme.

RÉfÉrences bibliographiques

Alliot M., 1981, Protection de la personne et structure sociale, Communication au congrès de l’IDEF, Recueil des textes, Paris, pp. 169-184, Paris, LAJP, (multigraphié).

AugÉ M., 1974, Les croyances à la sorcellerie, in La construction du monde, religion, représentations, idéologie, Paris, Maspero (Dossiers africains) pp. 52-74.

Descardes J. R., 1999, Dynamique vodou et droits de l’Homme, Mémoire de DEA d’Ètudes Africaines, Université Paris I, LAJP, 76 p..

Marie J.B., 1988, Droits de l’Homme, in Dictionnaire encyclopédique de Théorie et de sociologie du Droit, Paris, LGDJ, Bruxelles, Story Scientia, pp. 122-124.

Mary A., 1999, Le défi du syncrétisme, Paris, Ed. de l’EHESS.

Messi Metogo E., 1997, Dieu peut-il mourir en Afrique ?, Paris, Karthala, 249 p.

Poirier J., 1999, L’écriture des cultures orales, in Encyclopédie philosophique universelle, Tome V, le discours philosophique, Paris, PUF, pp. 791-805.

Rocher G.,1988, Pouvoir, in Dictionnaire Encyclopédique de Théorie et de Sociologie du Droit, Paris, LGDJ, Bruxelles, Story Scientia, pp.308-311.

Rouland N., 1991, Aux confins du droit, Paris, Odile Jacob, 318 p.

Droits de l’homme et diversitÉ culturelle : l’exemple de la dynamique vodou en Haiti

Jean Rosier DESCARDES*

L’une des contributions les plus marquantes du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) concerne la question des droits de l’homme. Bien qu’introduit tardivement dans le programme de ses travaux de recher­che, ce thème va connaître une évolution importante (cf. Eberhard C. 1998). De Michel Alliot à Christophe Eberhard, en pas­sant par Etienne Le Roy ou Norbert Rouland, le chemin parcouru est parsemé d’espoirs fondés et riche en enseignements féconds, marqué par des progrès théoriques et conceptuels importants. Nous en voulons pour preuve l’apparition dans la littérature scientifique de notions comme : “ les archétypes sociétaux ” (Alliot M., 1983) “ le droit tripode ” (Le Roy É., 1997), “ le dialogue diatopique et dialogal ” (Eberhard C. 1999) ou “ le dialogue interculturel ” (Eberhard C. 1998).

Notre propos, dans cet article, ne vise pas à approfondir le développement de la problématique, mais plutôt à montrer l’urgente nécessité de “ prendre conscience que les autres traditions politiques, philoso­phiques, morales et religieuses ont des manières propres d’afficher des valeurs et de protéger leurs membres contre des excès d’autorité, manières qui sont légitimes, opérationnelles et efficaces dans cette tradition ” (Etienne Le Roy, 1999 : 325)

Pour ce faire, nous choisirons nos exemples dans La Dynamique vodou[14], en Haïti

I - La sociÉtÉ haitienne

Avant l’arrivée de Christophe Colomb et de ses compagnons espagnols, le 5 décembre 1492, l’île d’Haïti hébergeait une civilisation amérindienne représentée par cinq “ caciquats ” ou royaumes : le Marien, la Maguana, le Xaraguah, le Higuey et la Magua. Assez tôt, les Espagnols réduisirent les aborigènes d’Haïti en esclavage. Contraints aux travaux forcés, les Indiens moururent en très grand nombre. Leur déci­mation rapide entraîna l’importation de Noirs venus d’Afrique, notamment du Dahomey (l’actuel Bénin), du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria, ou du Congo.

Après trois siècles de vicissitudes dans la géhenne de l’esclavage, les va-nu-pieds de Saint-Domingue arrachèrent à la France, successeur de l’Espagne dans la partie occi­dentale de l’île, leur indépendance. Le 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines, à l’issue d’une épopée sanglante, fonda le premier État nègre du monde.

Malheureusement, après l’indépendance, le pays conserva la même structure coloniale. Ses dirigeants, successeurs des colons, vont suivre à la lettre les modèles occidentaux : leurs modes de pensée, leurs choix vesti­mentaires, alimentaires, leur langage politique, tout dénote une furieuse volonté d’imitation des valeurs de l’ancienne métropole.

Les significations et les valeurs autochtones, les structures de parenté, les solidarités cla­niques, les cosmogonies communautaires, les conduites qu’elles génèrent sont mutilées, perverties, discréditées. La culture tradition­nelle est niée, noyée dans la culture imitative, son oubli organisé.

Les influences multiples entrant dans la for­mation de la société haïtienne en font une société complexe. Cette complexité se trouve augmentée quand pour des questions de sur­vie, les élites et les masses opteront pour des logiques différentes. Les premières se récla­meront de la modernité tandis que les secondes entendent garder une fidélité exemplaire à leurs traditions africaines. L’écart est si grand entre ces deux “ classes ” qu’un sociologue américain est allé jusqu’à les comparer à deux nations qui se partageraient le même sol (cité par Métraux A., 1998 : 49).

II - Situation des droits de l’homme en Haïti

Divisé en deux sociétés diamétralement op­posées, le pays n’arrive pas à résoudre l’épineux problème des droits de l’homme. Si toutes les constitutions haïtiennes ont re­connu formellement aux Haïtiens la jouissance de leurs droits, si les responsables politiques ont ratifié nombre de Conventions internationales pour la protection des droits humains, dans la pratique, Haïti demeure le lieu privilégié de la dictature et de la tyrannie. Personne ne respecte la loi : ni les législa­teurs qui l’ont faite, ni les dirigeants, responsables de son application et encore moins les citoyens, qu’elle était censée protéger.

Tout laisse croire que ce modèle transplanté se révèle incapable de répondre aux exigences de la démocratie et de l’État de droit. M. Alliot (1986 : 33) faisait remarquer que “ la structure sociale peut être plus im­portante pour l’avenir des individus et des groupes que les déclarations des Etats ”.

La situation précaire des droits de l’homme en Haïti s’explique par la fragilité même du système tel qu’il est codifié dans les textes nationaux et internationaux. L’État s’établissant dans le rejet de l’existence de la culture nationale singe le modèle occidental sans tenir compte d’un fait essentiel : “ le modèle occidental [...] peut être un ‘effet de placebo’ dans les pays du Sud comme dans certaines situations propres au pays du Nord. Les droits de l’homme ne sont invo­cables que quand les projets de société se sont construits à partir de la triade Individu-État-Marché. Quand ces trois ins­tances ne sont pas présentes ou qu’elles n’ont développé qu’une partie de leurs po­tentialités (un Etat autoritaire, un marché lacunaire, un individu encore immergé dans les rapports statutaires collectifs ou com­munautaires), l’invocation des droits de l’homme a autant d’effet qu’un emplâtre sur une jambe de bois ” (Le Roy É., 1999 : 332-333).

Mais que peuvent les pays du Sud quand “ l’aide au développement ” est conditionnée à l’acceptation du modèle du maître qui croît détenirla seule vraie vérité ” ?

III - Dynamique vodou et droits de l’homme

A - La dynamique vodou : auctoritas, non veritas, facit ius

La dynamique vodou n’est consignée dans aucun traité ou manuel. Sa compréhension exige une observation participante dans une attitude d’altérité sincère. Il faut divorcer d’avec l’attitude des voyageurs en mal d’exotisme qui s’amusaient à dénigrer ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre selon leur propre canon ou celle de certains Haïtiens qui, sous le fallacieux prétexte de donner une image de “ pays civilisé ”, per­pétuent l’œuvre des colonisateurs en rejetant tout ce qui rappelle “ l’Afrique ancestrale et maternelle ”. Il ne s’agit pas de prendre parti pour ou contre le Vodou. Miroir de l’âme haïtienne et potomitan[15] de la culture haïtienne, il n’est pas seulement utile, mais indispensable à la compréhension de cette société. Car, il est une “ Totalité-sens ”, une réalité sui generis provenant des religions africaines maintenues dans la réalité collec­tive pour devenir un principe de survie, un exutoire et un refuge contre les affres de l’existence.

Un psychiatre haïtien, le docteur Legrand-Bijoux (1990 : 10) constate: “ Nous avons l’air de généraliser et de fait nous osons généraliser, fort que nous sommes de l’idée qu’il n’existe au fond qu’une mentalité haïtienne acquise depuis de nombreuses générations et transmise avec des modifica­tions plutôt superficielles [...] chaque fois que souffle le vent des grandes contrariétés, tout Haïtien, qu’il soit de la ville, de la plaine ou des mornes, qu’il soit instruit ou analphabète, se trouve bouleversé par des sentiments et des attitudes liés à des communes sources de croyances traditionnelles ”.

Lamartine Petit-Monsieur (1992 : 160) re­marque que “ l’Haïtien est un être dont la psychologie est influencée par le Vodou, car celui-ci s’avère être le cadre de référence de tous ses problèmes et le lieu de leur résolution

Alfred Métraux (1977 : 51) après avoir rappelé “ les conditions extrêmement dures du paysan et de l’ouvrier ” [haïtiens], conclut : “ Le vaudou reflète ces préoccupa­tions. Ce que les fidèles demandent aux dieux, c’est moins de leur accorder la fortune et le bonheur, que d’écarter d’eux les malheurs qui les assaillent de toutes parts. ” Pour ces raisons, nous pensons que le Vodou fait sens et qu’il est à inscrire au registre de “ ceux que la société haïtienne tient pour vitaux dans la reproduction individuelle et collective ”.

Les responsables politiques haïtiens n’ont pas tenu compte de la complexité de la so­ciété haïtienne (oscillant entre tradition et modernité), de l’existence de la pluralité de mondes (visible et invisible) et de l’enchevêtrement des logiques (institution­nelle et fonctionnelle) qui créent plusieurs systèmes normatifs autonomes. Ils ont pres­que réduit à néant leurs efforts pour apporter des réponses suffisantes et satisfaisantes au problème des droits de l’homme. Concevant le droit en termes d’opposition et de hiérar­chie, ils ont cherché à imposer, à tout prix un modèle importé, créant ainsi un vide que la dynamique vodou cherche à combler pour assurer la sécurité juridique de la collectivité.

B - L’effectivité des droits de l’homme

1 - Dynamique vodou face à la tyrannie et à l’injustice

Espace de pouvoir et force de résistance, le Vodou peut être considéré comme l’antidote du pouvoir tyrannique.

Dans le passé, le Vodou avait joué un rôle décisif dans la libération du pays. En effet, il avait fourni aux esclaves une base idéologi­que pour une action pratique. Il fut un stimulant révolutionnaire pour les masses. Dans le cadre du système esclavagiste, il a permis de transformer les conditions de vie de l’esclave. À partir de sa forme de société soumise et passive, le Vodou va évoluer vers une forme plus active et de combat en don­nant le branle au mouvement insurrectionnel qui fera naître l’occasion d’espérer contre toute espérance.

La résistance a été organisée par les marrons. Et selon Hénock Trouillot (1970 : 72), “ tous les chefs marrons étaient des prêtres du vodou. Leur prestige parmi les autres mar­rons venait de leur fonction de chef religieux ou était rehaussé par cette qualité ”.

Comme l’écrit Roger Bastide (1958 : 21) “ En Haïti, le vaudou eut jadis une fonction dans la société de production esclavagiste, comme expression de résistance du peuple haïtien vis-à-vis de ses maîtres. ”

Le Vodou n’a pas attendu l’internationalisation des droits de l’homme pour faire voler en éclats les structures iné­galitaires, oppressives, dégradantes et inhumaines qui amoindrissent l’homme.

Malgré les persécutions de toutes sortes, “ le Vodou ne s’est pas démarqué de sa fonction libératrice. Les chante pwen[16] se multiplient et fustigent le comportement des faux prophètes, des hypocrites ou vendeurs de patrie. Les festivités carnavalesques, après 1986[17], ont le Vodou pour toile de fond. Ces chansons, en permettant au peuple d’exprimer ses revendications essentielles, autorisent à dire que la dynamique facilite la liberté d’expression. D’ailleurs les chansons qui ont coupé le sommeil à nos plus récents chefs d’État étaient inspirées du Vodou dans le fond comme dans la forme.

Le pouvoir, étant de l’ordre du sacré, il n’y a rien d’anormal de rechercher à le freiner par le sacré. D’ailleurs, en Haïti, la politique et le religieux sont consubstantiellement liés. La séparation du sacré et du profane, de la foi et du politique, de la religion et de l’Etat n’est pas vraie. Aux prises avec la violence du pouvoir, ils pratiquent la fuite en avant. Su­blimant la violence en engendrant la sphère du sacré, ils vont y recourir directement contre ceux qui blessent leur amour-propre, leur font subir de mauvais traitements ou des injustices.

Le Vodou permet, selon ses adeptes, de dis­poser de très grands pouvoirs tant sur le monde visible que sur le monde invisible ; il met à l’abri du danger et rend vains les attaques et complots des rivaux. Dans un contexte ou les droits fondamentaux sont piétinés et les masses sans défense, le Vodou constitue un recours à l’arbitraire. Achille Mbembe (1988 : 151) avait fait le même constat en Afrique : “ Dans ces contextes où les pouvoirs créent l’insécurité et le désor­dre, les pratiques patrimonialistes traduisent un besoin de protection de la part des dominés. La course des indigènes vers les espaces de mysticisme exprime le même souci de se placer sous un patronage sur­naturel en même temps que de trouver un idiome à cette inscription dans un champ de force supposé faire un contrepoids aux incertitudes du monde profane. ”

À la question de sorcellerie qui a fait reléguer le Vodou dans une zone grise, dangereuse et immorale, Gérard Barthélemy (1988 : 35) trouve une explication satisfaisante : “ Les mécanismes institutionnels de défense du citoyen n’existant pas, il appartient à l’intéressé lui-même de prendre l’initiative de la parade s’il se sent agressé. La sorcel­lerie devient ainsi le régulateur des rapports de crise entre les individus. Elle ne s’exprime que dans cet espace juridique et pénal laissé libre par l’absence de l’État ”.

En Haïti, la justice est rendue de façon fort partisane. Les jugements rendus par nos Cours et Tribunaux donnent souvent raison au grand fabuliste français du XVIIe siècle qui écrivait dans les Animaux malades de la peste :

“ Selon que vous serez puissant ou misérable

les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Donc, quand le peuple est victime d’abus de toutes sortes : vénalité des juges, expropria­tion injustifiée, il n’a pas d’autres choix que de se tourner vers ses dieux vodou pour obtenir justice ” (Descardes J. R., 1997 : 107)

Face au despotisme qui est une caractéristi­que fondamentale du système politique haïtien, le Vodou reste un frein pour le pou­voir et limite l’arbitraire. Il rappelle à la raison les dirigeants qui ne respectent ni les lois ni la Constitution.

2 - Dynamique vodou et droits essentiels

Les fondements

Malgré les jugements défavorables portés sur le Vodou par ceux qui l’ont déformé en l’analysant à travers un prisme occidental, on peut soutenir qu’il se veut au service de l’homme, du groupe et de la communauté.

La dynamique vodou prescrit une globalité fondamentale. Toutes les forces de la nature sont liées. L’univers est un tout : chaque force de la nature a une signification et une connexion avec les autres entités. La plante, l’animal, le minéral et les personnes sont sacrés et doivent être traités en conséquence. Cette unité de toute chose explique la place de la sainteté de la vie

Cette conception exige le respect de l’autre, de sa sécurité, de sa santé et de l’intégrité de sa personne. Plaçant les humains au centre du monde, même s’ils n’en sont pas les créateurs, le Vodou cherche à leur offrir les moyens de mener une existence terrestre décente. Ses dieux que les adeptes implorent doivent faire pleuvoir sur les hommes de riches pluies de bénédiction pour leur garan­tir une santé robuste, la prospérité dans les affaires, la protection contre les catastrophes naturelles ou l’invulnérabilité face aux forces du mal.

Il est interdit de mépriser les petits et les pauvres. Les plus faibles sont assurés de la protection des ancêtres. L’obligation de venir en aide aux personnes en situation de grande précarité est un devoir. Les plus jeunes sont astreints à l’obligation de fournir soin et assistance à tous les membres du groupe, et en priorité aux personnes âgées.

Le Vodou n’a jamais persécuté les autres, à cause de leur foi. Il est ouvert à tous. Il n’aurait certainement pas appuyé les croisa­des ou les guerres de religion qui ont endeuillé l’Occident chrétien. Il n’y a pas de place pour l’exclusion, la discrimination ra­ciale ou l’inégalité des sexes que l’on observe aux pays des théoriciens des droits de l’homme.

De même, le Vodou n’a pas attendu la Déclaration universelle des droits de l’homme et la montée des écologistes pour exiger la protection des animaux, des arbres, des sources, des rivières et des océans.

L’éthique vodou estime que ne pas s’acquitter de ses devoirs envers les person­nes âgées et les morts entraîne une rupture d’équilibre, qui peut être préjudiciable non seulement au fautif, mais aussi à toute la communauté.

Tous les cas d’infraction à la loi sont soumis au verdict du tribunal de l’opinion publique. Celui qui a transgressé la norme du contrat social encourt les châtiments des puissances invisibles qui veillent au respect des tabous pour assurer la protection du corps social.

— Dynamique vodou et éducation

C’est la dynamique vodou qui assure l’éducation traditionnelle de ses adeptes pour leur intégration harmonieuse dans la com­munauté, conformément au statut que leur assignent leur sexe, leur rang de naissance ou la fonction sociale de leurs parents.

Au cours de son éducation, l’enfant apprend progressivement et sur le tas, mais très précisément les différents rôles qu’il devra remplir dans sa vie d’adulte. La connais­sance de ce rôle lui apprend comment se comporter avec ses semblables. C’est un enseignement qui privilégie la conformité et non la compétition.

Le cursus porte notamment sur le fonction­nement des mondes (visible et invisible), la recherche de l’équilibre, le communautarisme, l’amour du prochain. L’accent est aussi mis sur la gestion des conflits qui ne sont pas réglés selon des mo­des abstraits. On s’efforce plutôt de trouver une solution à l’amiable, acceptable pour tous, en essayant de satisfaire tous les prota­gonistes. Il ne doit pas y avoir un “ gagnant ” et un “ perdant ”. Les solutions extrêmes, les positions rigides ou les normes absolues sont d’emblée écartées.

— Dynamique vodou et thérapie

Lorsqu’on sait que le monde rural est nette­ment défavorisé par rapport au monde urbain, que la population haïtienne doit faire face à des problèmes cruciaux de santé, on peut comprendre la fonction thérapeutique du Vodou qui traite et le corps et l’esprit. Nous rapporterons ici seulement deux cas. Ils sont choisis à cause de leur source et pour montrer que la médecine vodou reste un champ fécond à exploiter.

Voici le témoignage d’une catholique prati­quante rapporté par un prêtre catholique : “ Tout à coup un de mes sept enfants tomba malade. Je refuse d’aller consulter un bocor en dépit des conseils des voisins. Mais trop sensible, je ne peux pas voir mourir mon enfant sans tenter une chance de le sauver. Je suis allée voir le bocor. L’enfant est maintenant rétabli. Depuis, je ne cesse de prier Dieu d’avoir placé sur mon chemin un habile guérisseur. ” (Nérestant M., 1994 : 144).

Le second témoignage vient d’un intellectuel français, ancien Directeur du Théâtre des Nations : “ J’étais parti de Paris en très mauvais état. Depuis de longues années, je souffrais d’un ulcère dont l’évolution était devenue si inquiétante que mon médecin traitant m’avait formellement déconseillé d’entreprendre ce voyage comportant un long vol. Pour tout dire, lorsque j’arrivai à Port-au-Prince je souffrais le martyr et ne pouvais absorber que du lait, au point qu’un médecin haïtien, craignant une perfo­ration, me conseilla une hospitalisation immédiate. Je retardai ma décision au lendemain, ne voulant absolument pas man­quer une cérémonie en l’honneur de ‘Saint Jean’ . [....] L’esprit se mit à me masser longuement l’estomac [...] Le lendemain, je ne souffrais plus.[...] À mon retour en France, j’allai voir mon médecin, qui me réclama une radio de contrôle. Quand il l’eut entre les mains, il me dit : ‘Je suis sur­pris: je ne trouve aucune trace de votre ulcère. Certes, ces choses vont et viennent, mais il devrait rester au moins une cicatrise. Par prudence, faites-vous une nouvelle radio, j’ai bien l’impression qu’il y a eu confusion’. Ce que je fis bien entendu, le résultat fut le même ”.

— Dynamique vodou et besoins économiques

L’agriculture, activité prédominante de l’économie haïtienne dépend des caprices de la nature qui n’est pas toujours clémente. Face à ces difficultés majeures, la dynamique vodou apporte quelques réponses.

L’activité agricole étant sacrée, le travail et le rite sont indissociables. Les paysans appren­nent à s’assurer la faveur des dieux généreux. Le geste rituel aura autant d’importance que le geste technique. Avant les semailles, on fait offrande aux dieux et aux ancêtres. On leur offrira les prémices de la récolte avant que quiconque puisse la consommer. C’est la fête de l’igname. Les adeptes du Vodou détiennent des “ connaissances ” leur permettant de proté­ger les champs, de s’assurer de l’abondance des récoltes et même de faire tomber la pluie.

Les différentes congrégations vodou se re­groupent en associations qui organisent l’activité économique et des réjouissances au profit de leurs membres. Ces associations en fonction de leur compétence territoriale, de leurs effectifs ou de leurs objectifs prennent le nom de : konbit, kove, escouad ou atribyion[18].

Avant de conclure cette modeste contribution, pour les lecteurs qui pourraient se demander si le Vodou ne génère pas des attitudes de violation des droits de l’homme, nous leur saurions gré de signaler à notre attention un modèle parfait des droits de l’homme. Si malgré tout, ils refusaient de regarder en face la véritable situation des droits humains dans les pays les plus avancés, qu’ils nous per­mettent de partager avec eux cette phrase de Montesquieu : “ Comme le despotisme cause à la nature humaine des maux ef­froyables, le mal même qui le limite est un bien ”.

Conclusion

Si, comme le pense Étienne Le Roy (1999 : 28) “ derrière des usages sélectifs de la mémoire (individuelle et collective dans les cas de coutumes familiales) se profile l’intuition que ce qui fait autorité ne tient pas seulement à la machinerie juridique et judiciaire : aux normes (lois, règlements, arrêtés...), aux institutions ou aux sanctions. Ce qui fait autorité ou plutôt ce qui fait l’autorité tient au fait que ces productions normatives ou institutionnelles sont em­boîtées dans un dispositif beaucoup plus complexe fait de mythes, de représentations et d’images, dispositif (ou modèle) large­ment inconscient et qui relève d’une lecture structurale ”, la dynamique vodou introduit une autorité nouvelle ou plutôt renouvelée dont la prise en compte positive, facilitera un métissage juridique généralisé, garantie du succès d’un programme en faveur des droits de l’homme et de l’avènement de l’État de droit en Haïti.

Au demeurant, dans un pays déchiré par la violence, le Vodou peut aider à bâtir une so­ciété de paix, en réconciliant la Nation avec elle-même. Cela est d’autant plus sûr qu’à l’inverse des idées qui sèment la discorde et attisent les tensions, il peut aider les fils d’une même patrie à se retrouver autour des valeurs qui les avaient jadis unis pour enta­mer le louable projet de reconstruction nationale.

RÉfÉrences bibliographiques

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Les sources des droits traditionnels et des droits ancestraux : de la modernitÉ Á la post-modernitÉ

Barnabé Georges GBAGO*

Il est inexact de dire que le sens de l'évolution juridique est celui d'une différenciation du droit, de la morale et de la religion. ” (Carbonnier : 1995 )

Nul n'est censé ignorer la loi. Ce principe qui a généré de multiples interprétations dans le temps, situe le mot “ loi ” dans un espace autre — celui des sociétés tradition­nelles — où il peut être entendu comme le bon sens, la conscience, la morale ou autres manifestations de la religion. Comment peut-il en être autrement dans des contrées dépourvues d'un édifice cohérent, achevé et juste, capable de survivre à la Cité. Qu'est la loi dans son acception occidentale ?

La modernité est un phénomène dynami­que : espaces disputés, tentatives plus ou moins réussies d'unification, d'universa­lisme ou de pluralisme juridique. Il semble qu'il manque aux sociétés dites tradition­nelles, un projet où de savants juristes procèderaient aux réinterprétations, aux amputations et cisaillements des normes occidentales transférées sans bénéfice d'in­ventaire, dans le champ juridique des droits traditionnels. Ces juristes savants aideraient des mœurs mal préparées — là où elles existent — à se réajuster et à s'adapter à la pratique de ces droits exogènes, puis, éga­lement à une attente des opinions des pays traditionnels, conscientes qu'elles ont entre les mains “ les systèmes de droit les meilleurs ” dotés de la technicité — bien rodée — qui les ferait entrer de plain-pied dans la modernité.

Pour plagier Benjamin Constant, il faut dire que les sociétés traditionnelles vivent au­jourd'hui dans les temps modernes et qu'elles doivent vouloir une liberté et des mœurs convenables aux temps modernes. C'est une évidence que, de nos jours, la modernité partout où elle veut s'insérer, ne peut éluder le principe démocratique et les valeurs du droit des Droits de l'homme. Or le trait pertinent des droits traditionnels réside dans la primauté donnée en leur sein au consensus. C'est dire que, si consensus il y a, la tradition ne doit plus être présentée comme l'ennemie de la modernité au même moment où la théorie de la post-modernité puise dans les éléments traditionnels pour raffermir le cadre moral de la société (post)-moderne.

“La modernité reste inséparable de la tra­dition comme le sont l'avers et le revers d'une monnaie. ” (Balandier, cité par Nouss, 1995)

Il est donc urgent de rechercher la manière dont, en partant des droits locaux des sociétés traditionnelles, celles-ci pourront éviter les âpres batailles de la modernité et emprunter le “ raccourci ” qui les mènerait de la pré-modernité à la post-modernité (seconde partie). Néanmoins les acquis des normes occidentales transférées dans les droits “ autochtones ” doivent continuer à être assimilés de manière à constituer des “ habitus ” à l'intérieur de ces droits traditionnels (première partie).

I - Les droits traditionnels et la modernitÉ

Un processus normatif, loin de s'achever, milite fortement en faveur de l'osmose des droits reçus par les sociétés non-occidentales. Toutes les constitutions des États concernés, dans lesquelles vivent des peuples dont l'oralité détermine la forme et la nature des normes, mettent en valeur les droits de la personne humaine dans ces so­ciétés multidimensionnelles. La conception fortement individualiste de la Déclaration Universelle reste à l'opposé de l'idée col­lectiviste ou de la vue communautaire dominante au sein de ces sociétés.

“L'idée même de Déclaration Universelle des Droits de l'homme ne peut qu'être différemment reçue dans les diverses parties du monde. ” (Rouland N., 1994)

L'exemple de la modernité des droits de la personne humaine reçue dans les droits tra­ditionnels démontre, si preuve en est, que ces sociétés font désormais partie de l'idée du “ Tout-Monde ”, idée chère aux auteurs modernes. Bien que beaucoup de chemin reste encore à parcourir en vue de l'effecti­vité de ces réceptions, l'usage que ces peuples ou ces nouveaux États ont fait du jus naturalisme d’abord et du positivisme juridique ensuite, , démontre la hâte, tout au moins celle des élites, à se référer aux sour­ces de la modernité des droits occidentaux.

1 - Abstraction et subjectivisme. Du jus naturalisme au positivisme : le primat de la modernité juridique


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